4 ans auparavant, Lise & Morgan

Un soir, on indiqua à Morgan qu'elle sortait le lendemain dans l'après-midi, deux jours en avance sur le plan initial. Lise avait insisté pour venir la chercher. Bien entendu, elle emmènerait Esmeralda.

Morgan s'était maquillée avec soin. Elle avait revêtu une petite robe rouge et des chaussures à talon assorties. L'ensemble, bien qu'encore relativement sage, soulignait sa minceur, ses longues jambes, montrait sa peau noire, et au total contrastait énormément avec le look que Lise lui connaissait. La conjonction de sa coiffure rase avec la robe serrée et courte évoquait une mode qui avait fait fureur dans les années du sex-boom après la découverte du vaccin contre le SIDA. Lise marqua un temps d'arrêt quand elle aperçut son amie et la contempla bouche bée deux pleines secondes avant de lui faire un sourire accompagné d'un haussement de sourcils. « Superbe ! » fit-elle. Puis elle s'avança, Esmeralda à sa hanche, et dans le même mouvement, elle prit Morgan dans son bras libre, sans lui donner le temps de réfléchir, elle la serra très fort, et, impulsivement, caressa le haut du bras de Morgan et son épaule nue. Satin noir, douceur et force. Elle cligna des yeux, éberluée.

« Cela me fait tellement plaisir de te voir ainsi transformée ! » lui dit-elle avec une sincérité évidente. Elle s'était écartée pour contempler Morgan. Esmeralda, intriguée, l'imita. Lise se mordit la lèvre inférieure et ajouta : « Fantastique ! » Ce qui fit rire Morgan, un peu gênée quand même. Esmeralda avait froncé les sourcils et regardait sa mère, interdite. Que pouvait-elle bien percevoir du changement miraculeux qui s'était opéré ? Morgan lui ouvrit les bras et Lise la lui présenta. Dans les bras de sa mère, la petite émit quelques bruits, son visage aux sourcils froncés relevé vers le sourire de sa mère qui lui chuchota : « Alors, comment va mon bébé ? » La voix avait changé, très notablement changé même, ce qu'elle avait eu de rauque s'était tout à fait estompé. Est-ce que l'odeur de la peau avait changé aussi ? Esmeralda se poussa en arrière de toute la force de ses bras, comme pour prendre du recul, son petit visage avait pris un sérieux étonnant. « Comment trouves-tu Maman ? » demanda timidement Morgan qui commençait franchement à s'inquiéter. Esmeralda émit un autre petit bruit et se laissa tomber contre la poitrine de sa mère, nouant tendrement ses bras autour du cou de Morgan, qui reprit son souffle. Elle avait rougi, sa peur avait été aussi intense qu'inattendue. En caressant le dos de sa fille, elle fit signe de son émotion à Lise en écarquillant ses yeux pleins de larmes : « J'ai cru qu'elle n'allait pas me reconnaître » chuchota-t-elle, et Lise perçut dans sa voix la force de son trouble. Morgan câlina Esmeralda qui avait fermé les yeux et serrait amoureusement ses bras autour du cou de sa mère tandis que celle-ci tournait sur elle-même en faisant ressort de ses jambes pour la bercer. Lise, rêveuse, dit : « Elle vient de voir sa mère se transformer de façon tout à fait radicale. » Morgan haussa les sourcils. Lise poursuivit, admirative :

« En vérité, le résultat est prodigieux. Tu es transfigurée, et on te donnerait à peine vingt ans, je n'en reviens pas. » Morgan sourit pour toute réponse. Lise les laissa continuer leur câlin très intense, avant de reprendre d'un ton enjoué : « Bien ! Suite du programme : goûter à la maison pour mademoiselle Esmeralda, piscine, petite collation du soir, dodo, et ensuite Maman et moi, on va dîner en ville pour fêter ça ! » Et Morgan hocha la tête, heureuse que l'emploi du temps ait été aussi fermement pris en main. Elle était visiblement accaparée par l'affection de sa fille, par l'intensité de leurs retrouvailles.

Plus tard, Lise regarda Morgan marcher à côté d'elle, sa fille dans les bras, à travers le parc de stationnement. Elle continua à l'admirer lorsque Morgan sangla expertement Esmeralda dans son petit siège. Après avoir lancé le moteur de la voiture, elle jeta sur Morgan un regard que les lunettes de soleil rendaient indéchiffrable. Elle lui dit, rêveuse, qu'elle ressemblait à cette Éthiopienne qui venait de se voir attribuer l'Oscar de la meilleure actrice, et Morgan répondit en riant : « Arrête, tu va me faire rougir ! »

Comme prévu, après le goûter d'Esmeralda, elles se retrouvèrent toutes les trois dans la piscine, dans le coin où la profondeur était faible et où l'automate qui gérait l'ombre sur la terrasse pouvait étendre ses bras de teck et d'aluminium afin de dérouler une toile qui les protégeait du soleil. Esmeralda adorait batifoler dans l'eau et c'était un véritable bonheur de jouer avec elle, tant elle riait en sautant, en éclaboussant, en remplissant et vidant d'eau inlassablement ses jouets, une armada de seaux et de bouteilles, de petits bateaux et de personnages, d'animaux moulés dans des plastiques aux couleurs vives.

Pendant ce temps, Lise ne pouvait pas détacher son regard de Morgan. Les changements étaient particulièrement stupéfiants sur son visage qui, rétrospectivement, avait été auparavant un bien peu fidèle transmetteur d'émotions. À présent, les expressions des yeux et de la bouche de Morgan étaient rendues avec une vivacité éclatante. Ses sourires en particulier, qui avaient été chaleureux et spontanés, étaient devenus des explosions inouïes de joie de vivre. Lise était en particulier fascinée par d'autres détails qui avaient profondément changé comme la noirceur parfaite des grands yeux de Morgan, ses lèvres redevenues pleines et finement marquées, ainsi que la transition de couleur du noir intense de sa peau vers le rouge dans sa bouche, comme vers le rose pour ses ongles et l'intérieur de ses mains aux longs doigts si élégants. La façon dont la lumière faisait des ombres sur ce visage et étincelait sur le satin chocolat sombre de sa peau captait l'attention de Lise. Elle prit conscience que l'évènement prenait une tournure particulière lorsqu'elle se rendit compte que la fascination que lui donnait la contemplation de Morgan occupée à jouer avec sa fille lui avait fait tomber la mâchoire de stupeur. Oui, elle contemplait Morgan bouche bée, comme une idiote, ivre de partager la joie exubérante des rires d'Esmeralda et en même temps profondément troublée par l'attraction irrésistible que Morgan exerçait sur son regard. Lise pouvait discerner en elle-même une jalousie certaine : il suffisait de penser que le miracle était possible pour elle aussi... quoi de plus simple en fait : une autogreffe intégrale du derme et de l'épiderme... Adieu les rides ! Après tout, les stars des médias et les gens très riches commençaient bien à le faire eux aussi, même s'il leur fallait pour cela payer des sommes astronomiques et voyager vers des pays moins regardants au respect des chartes internationales sur les utilisations thérapeutiques du clonage.

En contemplant Morgan, en analysant ce qu'elle ressentait, Lise se souvint du matin de printemps où, stupéfaite, elle avait découvert dans son jardin qu'un arbuste qui lui avait auparavant semblé tout à fait insignifiant était couvert de fleurs jaunes. Il trônait là, comme une apparition, admirable et tranquille, éclatant dans le soleil du matin. Ce soir-là, Lise, en contemplant Morgan qui jouait avec sa fille, se dit qu'il en était en quelque sorte de même : elle n'avait pas imaginé qu'un jour, l'amie se changerait en créature de rêve. Et ce n'était pas facile à encaisser. En tout cas, c'est ce que se disait Lise, qui ne parvenait toujours pas à détacher son regard de Morgan, au point que cela devenait gênant, au point qu'elle craignît que Morgan la surprenne. Et Lise en avait le cœur battant. Enfin, elle crut à ces instants-là que son cœur battait pour cette raison.

Elles firent dîner Esmeralda en attendant la baby-sitter. La petite s'était tellement dépensée dans la piscine qu'elle tombait littéralement de sommeil. Morgan se dépêcha de lui faire avaler son dessert avant de la changer et de la glisser dans son lit, où l'enfant trouva le sommeil à peine sa tête posée sur l'oreiller.

Sur la route du restaurant, Morgan fit arrêter Lise alors qu'elles approchaient d'une automobile immobilisée sur le bord et dont la conductrice était en train de se battre avec une roue de secours. Bien qu'elle fût en robe et en escarpin à talons hauts, Morgan descendit aider la jeune femme qui se confondit en remerciements.

Lise avait réservé une table en terrasse avec vue sur la mer dans le restaurant le plus chic de Santa-Maria. Elles arrêtèrent leur choix sur le menu dégustation, celui pour lequel chacun des plats était accompagné d'un verre de vin choisi pour son mariage avec les saveurs des mets par le sommelier, un Français. Morgan expliqua à Lise l'expérience sensorielle qu'elle était en train de vivre avec la redécouverte du goût. Elle expliqua aussi combien elle était bouleversée de découvrir ce qu'elle avait manqué et elles en parlèrent en échangeant leurs impressions sur le vin et les zakouskis. Quand Morgan croisa le regard de Lise qui la regardait vider son deuxième verre de vin, elle dit en soupirant : « Je vais être saoule, mais je m'en fiche », ce qui fit sourire Lise. Il faisait très beau, ce qui était habituel à Santa-Maria en cette saison, et pas trop chaud, avec une petite brise de mer qui soufflait en risées rafraîchissantes. L'ambiance était superbe de calme. Le restaurant avait été décoré de toiles très originales. Le dîner était sublime, le service semi-robotisé impeccable. C'était une soirée magnifique. Elles bavardèrent entre les plats. Elles parlèrent plus sérieusement des progrès de la science médicale. Comme d'habitude, elles ne semblaient pas pouvoir manquer de sujets de conversation.

Elles passèrent toutes les deux une soirée inoubliable. C'était une véritable renaissance pour Morgan qui ne cessait de remplir pleinement ses poumons pour soupirer d'aise. Elle retrouvait en particulier — et il s'agissait une chose dont elle avait oublié l'importance — la sensation rassurante de croiser le regard de ceux qui la regardaient, les hommes qui l'admiraient, et les femmes qui la toisaient. Ainsi, l'un de leurs voisins de table, un homme d'une quarantaine d'années, faisait face à une femme qui avait dû être belle avant de devenir obèse. Il passa le début de la soirée à dévorer Morgan du regard. Il sembla bien à Morgan que cela déclenchât même une sorte de dispute, car la grosse dame se retourna pour lui jeter des regards incendiaires. Cela fit sourire Morgan, qui attendit pour cela que la grosse se fût retournée vers son homme. Lise, voyant le visage de Morgan s'illuminer, lui demanda pourquoi, et, quand Morgan lui fit part de son interprétation de la situation, Lise sourit à son tour avant de faire ce compliment, dont Morgan ne comprit pas sur le coup la véritable portée : « Elle a raison d'être jalouse : tu rayonnes. » Oui, Morgan redécouvrait en même temps le plaisir d'être belle, de déguster des mets fins, et même celui de sentir le vent sur sa peau, car depuis l'accident elle n'était sortie qu'intégralement couverte pour éviter le soleil et cacher sa peau hideuse. Elle était tellement absorbée par cette redécouverte d'elle-même qu'elle ne perçut pas ce qu'il y avait de particulier dans les regards de Lise.

Car pour Lise l'inoubliable était d'un autre ordre. Lise connaissait une surprise émotionnelle intense, comme un feu d'artifice intérieur. Elle pouvait s'auto-analyser au fur et à mesure avec le regard critique et amusé de la professionnelle des émotions et de l'humeur, et, en même temps, elle laissait les sentiments l'envahir, la submerger au plus profond comme la marée montante d'une nuit étoilée sur une plage tropicale, brûlante et mystérieuse : un coup de foudre magistral, un emballement irrépressible de la machinerie émotionnelle. Elle passa le dîner à regarder Morgan et à se sentir fondre de l'intérieur avec un mélange d'appréhension et de jouissance. Elle en soupirait d'aise à son tour, mais avec un petit pincement de cœur : car enfin, avait-elle la moindre chance, le moindre espoir ? Elle décida facilement qu'à cette heure, elle préférait juger cette question sans importance. Elle se laissa sombrer. Quoi qu'il advînt, il lui resterait cette excitation délectable, cette résurgence d'adolescence, peut-être un peu ridicule à son âge, mais si douce, si troublante, et qui lui rappelait si merveilleusement tout ce que la vie pouvait encore vous offrir si on se donnait la peine d'y croire. Tentant de prendre du recul, elle comprit qu'une telle lame de fond ne s'était pas formée en un jour, qu'en réalité elle couvait en elle depuis la première seconde de leur première rencontre. Elle avait eu une amitié intense avec Morgan parce que celle-ci avait exactement le caractère dont Lise pouvait rêver pour une personne de bonne compagnie. Lise savait très bien qu'il n'y a qu'une toute petite distance entre l'amitié et l'amour, et très souvent le grand mur des conventions et de la morale. Or Lise se fichait à ces instants des unes et de l'autre à un point qui en d'autres temps aurait pu la faire rougir... Oui, elle se laissait piéger avec délectation par les élans de son cœur dont la métamorphose en femme de Morgan était venue sceller le sort.

Morgan, métamorphosée en femme ? Non ! Pas en femme ! La créature que Lise dévorait des yeux était si radicalement magique de grâce et de charme que Lise s'attendait à tout instant à la voir s'auréoler d'or et des ailes pousser dans son dos. La femme que Lise était venue attendre sous la marquise à la porte de l'hôpital, celle des vidéos, était certes une superbe noire élancée au regard ombragé sous d'immenses cils, mais celle que Lise avait vue émerger, qui courait vers elle en faisant claquer joyeusement ses talons sur le dallage, cette femme-là était surnaturelle. Elle captait le regard et bloquait la respiration. Ses mains aux longs doigts fins traçaient au bout de bras graciles des arabesques dans l'air. Sa peau sombre admirablement satinée chatoyait dans la lumière du soir. Quand elle marchait, les longs ciseaux de ses jambes fuselées chaloupaient une ondulation hypnotique de ses hanches à ses seins qui tressautaient fièrement. Ses sourires illuminaient son visage de joie sincère en éclats de blancheur parfaite. Sa grande bouche sensuelle donnait à son visage aux pommettes hautes un relief stupéfiant d'équilibre. Quant à son regard de velours sombre, intense et lumineux, Lise tentait presque de l'éviter, car chaque rencontre la foudroyait d'une chamade. Elle en attrapa mal au cœur tant il battait fort et, se sentant rouge, elle espéra que cela pouvait être mis sur le compte du vin. Elle se surprit même à trembler et serra fort ses mains sur les couverts afin que Morgan ne le vît pas.

Quand le restaurant fut vide, le dîner fini depuis bien longtemps, elles commandèrent un taxi, car ni l'une ni l'autre n'était légalement en état de conduire.